A. La folie meurtrière représentée en poésie

C'est dans un Paris révolutionnaire que naît Charles Baudelaire en 1821 où étaient déjà présents la poésie et le romantisme, le mouvement culturel qui s'est diffusé en Europe au cours du XIXème siècle, s'exprimant dans la littérature, la peinture, la sculpture, la musique et la politique, ce mouvement cherche l'évasion et le ravissement dans le rêve, le morbide et le sublime ou encore l'exotisme et le passé, il est l'idéal ou le cauchemar d'une sensibilité passionnée et mélancolique et a influencé Baudelaire dans l'écriture de ses poèmes. Cet auteur est sans doute une icône de cette époque où le mouvement romantique était caractérisé par le Mal du Siècle.

Nous étudions à présent la troisième section de poème se nommant Le Vin des Fleurs du Mal, plus précisément le troisième poème de cette section, Le Vin de l'Assassin. Un poème composé de treize quatrains traitant d'un homme plaintif qui a tué sa femme, lorsqu'il était ivre car elle lui avait donné l'interdiction de dépenser son salaire dans l'achat de vin. Nous verrons, en quoi ce poème est il révélateur d'une folie meurtrière ? Donc, nous nous intéresserons d'abord au meurtre commis, nous nous pencherons ensuite sur l'addiction du personnage envers le vin,qui le conduira à une échappatoire fatal.


LE VIN DE L'ASSASSIN

Ma femme est morte, je suis libre !
Je puis donc boire tout mon soûl.
Lorsque je rentrais sans un sou,
Ses cris me déchiraient la fibre.

Autant qu'un roi je suis heureux ;
L'air est pur, le ciel admirable...
Nous avions un été semblable
Lorsque j'en devins amoureux !

L'horrible soif qui me déchire
Aurait besoin pour s'assouvir
D'autant de vin qu'en peut tenir
Son tombeau ; - ce n'est pas peu dire :

Je l'ai jetée au fond d'un puits,
Et j'ai même poussé sur elle
Tous les pavés de la margelle.
- Je l'oublierai si je le puis !

Au nom des serments de tendresse,
Dont rien ne peut nous délier,
Et pour nous réconcilier
Comme au beau temps de notre ivresse,

J'implorai d'elle un rendez-vous,
Le soir, sur une route obscure.
Elle y vint ! - folle créature !
Nous sommes tous plus ou moins fous !

Elle était encore jolie,
Quoique bien fatiguée ! et moi,
Je l'aimais trop ! voilà pourquoi
Je lui dis : Sors de cette vie !

Nul ne peut me comprendre. Un seul
Parmi ces ivrognes stupides
Songea-t-il dans ses nuits morbides
A faire du vin un linceul ?

Cette crapule invulnérable
Comme les machines de fer
Jamais, ni l'été ni l'hiver,
N'a connu l'amour véritable,

Avec ses noirs enchantements
Son cortège infernal d'alarmes,
Ses fioles de poison, ses larmes,
Ses bruits de chaîne et d'ossements !

- Me voilà libre et solitaire !
Je serai ce soir ivre mort ;
Alors, sans peur et sans remord,
Je me coucherai sur la terre,

Et je dormirai comme un chien !
Le chariot aux lourdes roues
Chargé de pierres et de boues,
Le wagon enragé peut bien

Écraser ma tête coupable
Ou me couper par le milieu,
Je m'en moque comme de Dieu,
Du Diable ou de la Sainte Table !


Le meurtre commis

Ce poème met en scène la mort de la femme du personnage, en effet dès la lecture du titre, nous nous rendons compte que celui-ci l'a tué.

Le ressenti du personnage

Le premier vers nous informe que sa femme est morte, c'est une délivrance pour le personnage au lieu d'être en deuil, il s'en réjouit : « Ma femme est morte, je suis libre ! ». Il se sent « libre » car à présent plus personne ne l’empêchera de boire, ce premier quatrains nous expose le contexte, d'ailleurs le vers qui suit nous prouve qu'à présent il pourra boire en toute tranquillité : « Je puis donc boire tout mon soûl. », elle est « morte » « donc » il est « libre », d'ailleurs ce mot « libre » revient au premier vers du onzième quatrain mais prend un sens différent. Le quatrième vers nous montre a quel point cet assassin ce sentait oppressé de la conduite de sa femme, avec la personnification de ses cris : « Ses cris me déchiraient la fibre. ». La deuxième strophe nous montre la satisfaction du personnage face à la disparition de son épouse avec les mots : « heureux » (premier vers) ; « pur » ; « admirable » (second vers).

On peut également remarquer au quatrième quatrain, que le personnage risque d'être hanté par ce qu'il a commis, avec le dernier vers de cette strophe : « - Je l'oublierai si je le puis ! », on peut penser avec ce tiret placé au début du vers, que Baudelaire bien qu'il n'eut tué personne parle d'une de ses conquêtes, dont il n'arrive pas à se défaire du souvenir, car en effet, beaucoup de ses poèmes présents dans Les Fleurs du mal étaient destinés à des femmes (exemples : La Chevelure correspondant à Jeanne Duval ; Réversibilité inspiré de Madame Sabatier ; L'Irréparable pour Marie Daubrun, etc...).

Le déroulement du crime


Le poème nous expose le déroulement du crime. La sixième strophe met en lumière la procédure du personnage avant de la tuer notamment avec son premier vers : « J'implorai d'elle un rendez-vous, » et le second vers nous montre les circonstances du lieu de rencontre : « Le soir, sur une route obscure. », l'hémistiche à ce vers renforce l'idée de fatalité, le côté obscur du crime comme cette route. La proposition « - folle créature ! » également au sixième quatrain a une connotation ironique, car il déclare que sa femme est folle et renforce cet adjectif avec le point d'exclamation mais c'est lui l'assassin, de plus il annonce par la suite « Nous sommes tous plus ou moins fous ! », ici la sensation que ça soit l'auteur qui parle est plus accentué que dans le reste du poème car un avis est donné sur la société notamment sur le peuple. La folie est d'autant plus représentée dans la septième strophe car il présume l'avoir tué par amour : « Je l'aimais trop ! voilà pourquoi
Je lui dis : Sors de cette vie ! ». Il l'a tue car elle était sûrement « bien fatiguée »(septième strophe, second vers) de l'addiction excessive de son époux, au lieu de se défaire de sa dépendance au vin, d'ailleurs il ne ressent aucun « remord » (onzième quatrain, troisième vers) le quatrième vers au troisième quatrain nous prouve également qui ne regrette pas son acte « Son tombeau ; - ce n'est pas peu dire », que l'alcool est plus important, malgré qu'au treizième quatrain il y est : « ma tête coupable » (premier vers). Les éléments du déroulement du crime sont aussi présent à la quatrième strophe du poème :
« Je l'ai jetée au fond d'un puits,
Et j'ai même poussé sur elle
Tous les pavés de la margelle. »

 De par les traits du déroulement de ce crime nous retrouvons bien le côté obscur et manipulateur d'un assassin, ainsi que la folie qui est représentée à travers ce personnage.

Confusions entre le vin et la défunte


Le quatrième vers de cette strophe nous pousse à nous interroger, est il question de la défunte ou de l'amour qu'il porte au vin : « Lorsque j'en devins amoureux ! », une autre incertitude semblable à celle-ci se pose également au quatrième vers du cinquième quatrain : « Comme au beau temps de notre ivresse », est-il vraiment question de l'ivresse de leur amour ici., le mot « ivresse » porte à confusion en vu de la position qu'il tient dans cette cinquième strophe. Le dixième quatrain comporte le même embrouillement on ne sait pas si c'est de cet élixir addictif dont il est question ou de la pauvre femme assassinée :

« Avec ses noirs enchantements
Son cortège infernal d'alarmes,
Ses fioles de poison, ses larmes,
Ses bruits de chaîne et d'ossements ! », et cela surtout à cause du vers qui précède ce quatrain, plus précisément des mots : « l'amour véritable » (quatrième vers, neuvième strophe).
 


D'une addiction pour le vin, à une échappatoire fatal




Une addiction pour le vin, est représentée dans ce poème, d'ailleurs tout état addictif conduit à la folie, ici elle a mené le personnage a commettre un crime.

Description de l'addiction du personnage

Ce personnage n'est pas en adoration du vin c'est plutôt une addiction malsaine qui est traduite ici, et il en est conscient mais ne peut pas s'en défaire. Même si au début du poème il est « heureux » (premier vers, seconde strophe) de « boire tout » son « soûl » (premier quatrain, second vers), cette consommation est rapidement décrite de manière péjorative par le personnage lui même : « L'horrible soif qui me déchire » ( premier vers, troisième quatrain) ; au second vers de la huitième strophe, il qualifie les gens qui boivent d'« ivrognes stupides », d'ailleurs, les deux premiers vers de la neuvième strophe sont explicites également, il y a ici une double personnification d' « Un seul
Parmi ces ivrognes stupides » en « crapule invulnérable » suivit d'une autre en « machines de fer ».

La folie mène a l'exclusion de la société surtout au XIXème siècle, et le premier vers de la onzième strophe nous l'illustre : « - Me voilà libre et solitaire ! », le personnage se sent libre maintenant que sa femme n'est plus là et solitaire car il est seul mais ce vers de par sont tiret à son début peut nous renvoyer encore à la voix de Baudelaire et non pas au narrateur fictif.

 Une double représentation 


La folie meurtrière est représentée deux fois dans ce poème, le personnage a été mené à assassiner sa femme car elle l'empêchais de boire, mais lui aussi est destiné à mourir, de son plain-gré.

Le personnage est habité par le souvenir de sa femme on le voit au quatrième vers du quatrième quatrain : « - Je l'oublierai si je le puis ! » et il se sent incompris : « Nul ne peut me comprendre. »(huitième strophe, premier vers), des éléments qui peuvent le conduire dans une posture de solitaire. Le champ lexical de la mort est présent : « morte »(premier vers du poème) qualifie sa femme qui veut signifier encore une fois que le personnage se retrouve seul ; « tombeau » (quatrième vers, troisième strophe) ; « morbides » (huitième quatrain, troisième vers) décrit les nuit d'un ivrogne stupide, le personnage lui même est un ivrogne cela peut donc qualifier ses propres nuits ; « linceul » (quatrième vers, huitième strophe), le vers où se trouve ce mot est intéressent, car avec son point d'interrogation à la fin, on peut supposer que le personnage parle de sa mort ; « poison » ( troisième vers, dixième quatrain) qui peut être associé au vin ; « ossements » (quatrième vers, dixième quatrain) ; « mort » (second vers, onzième strophe), ce vers nous dévoile que le personnage prévoit sa mort : « Je serai ce soir ivre mort » ; « Dieu » (troisième vers, treizième strophe) ; « Diable », « Sainte Table » (dernier vers du poème ». la scène du décès du personnage nous est exposé notamment avec les deux derniers vers de la onzième strophe :
« Alors, sans peur et sans remord,
Je me coucherai sur la terre, », « sans peur » est encore un élément qui nous montre que le personnage boit, car si il été sobre peut-être qui n'aurait pas été sans appréhension à l’approche de la mort. La douzième strophe nous dévoile également la venu du moment fatal, il se compare a un chien au premier vers et cela prend un tournent très péjoratif du mot « chien » par le point d'exclamation en fin de vers, le troisième vers : « Chargé de pierres et de boues », nous rappelle ce qui s'est produit lors de son crime envers sa femme les « pierres » comme les « pavés de la margelle » (troisième vers, quatrième quatrain) et « de boues » comme le fond du puits où il l'a jetée qui devait être humide, à la  douzième strophe le verbe « écraser » nous renvoie aussi à l'image de sa femme, qui a sûrement été écrasée par les « pavés », ce premier vers nous montre que l’assassin est conscient qu'il a commis un crime et qu'il a laisser son addiction prendre le dessus, on le remarque par « ma tête coupable », cette strophe nous informe qu'il se moque de la manière dont il va mourir :
« Je m'en moque comme de Dieu,
Du Diable ou de la Sainte Table ! ».

La folie meurtrière est représentée à travers le(s) personnage(s) ici, de par en premier temps le titre "Le Vin de l'assassin" qui nous donne une information primordial sur le poème car on sait qu'il traite d'un assassin ayant donc une addiction pour le vin comme nous le comprenons par la suite, à la lecture du poème. Dans ce poème, le personnage mis en avant commet le meurtre de sa femme et se donnera ensuite la mort. L'alcool est un conducteur de folie comme toute autre drogue et d'ailleurs c'est le cas ici car le personnage a tué sa femme pour plus qu'elle lui reproche sa consommation.

On peut ajouter que, dans ce poème l'énonciation est faite à la première personne, comme de nombreux poèmes des Fleurs du mal, on peut imaginer que Baudelaire donne son avis à travers les vers qui l'a écrit, mais il n'était pas alcoolique il s'adonnait plutôt au drogues et aux excitants. Pour Baudelaire le vin reste plutôt l'élément d'une série qui représente l'érotisme comme dans Le Vin du solitaire, la révolte et le rêve comme dans Le Vin des chiffonniers, l'idée de rêve est surtout représentée dans Le Vin des amants.